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Des efforts collectifs sont essentiels pour la justice en Syrie

Publié dans: Opinio Juris
Une femme portant le drapeau syrien sur son dos marchait dans un couloir de la prison de Sednaya, près de Damas, en Syrie, le 12 décembre 2024, quatre jours après le renversement du président Bachar al-Assad et sa fuite vers Moscou.  © 2024 Antonio Pedro Santos/EPA-EFE/Shutterstock.

La chute du régime de Bachar el-Assad en décembre 2024 a marqué un tournant historique pour la Syrie et, après des décennies d'atrocités, potentiellement pour la justice. Malgré un grand nombre d’informations et de preuves de crimes graves, le gouvernement d’Assad a nié toute responsabilité et, avec le soutien de ses alliés internationaux, a largement échappé à toute obligation de rendre des comptes.

Face au grand nombre d’obstacles à la justice pour les crimes commis, en particulier entre 2011 et 2024, la société civile syrienne et la communauté internationale se sont tournées vers des solutions novatrices — que ce soit devant les Nations Unies ou les tribunaux d'autres pays — afin d'obtenir ne serait-ce un certain degré de responsabilisation. Le moment est venu de tirer parti de ces avancées pour que justice soit pleinement rendue. Mais le chemin est loin d'être simple.

L'impunité en Syrie était avant tout un affront aux victimes et aux survivants. Le changement de gouvernement offre une chance inespérée de s'attaquer au problème persistant de l'impunité. Ce qui est en jeu ici est important non seulement pour la Syrie, mais également plus largement, compte tenu de l'impact du conflit syrien sur l'État de droit international.

Dans une récente note d'information intitulée « Prochaines étapes vers une justice globale pour la Syrie » (en anglais « Next Steps on Comprehensive Justice for Syria »), Human Rights Watch a exposé comment les autorités de transition syriennes et la communauté internationale peuvent s'appuyer sur les efforts passés pour garantir une justice véritable et impartiale pour les crimes commis en Syrie.

Treize années d'impunité sous Assad

Depuis 2011, le gouvernement Assad est responsable d'une longue liste de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité, notamment des attaques chimiques, des actes de torture généralisés, des violences sexuelles et des attaques délibérées contre des civils et des infrastructures civiles. Human Rights Watch et d'autres organisations ont largement documenté ces exactions systématiques, souvent perpétrées avec le soutien d'alliés comme la Russie et l'Iran. Des groupes armés non étatiques, parfois soutenus par des gouvernements étrangers, ont également commis de graves violations, notamment des attaques aveugles et des actes de torture.

La Commission d'enquête internationale indépendante des Nations Unies sur la République arabe syrienne (COI) et des tribunaux nationaux de pays tiers ont conclu que le groupe armé extrémiste État islamique (Daech) avait commis un large éventail de crimes internationaux en Syrie, notamment des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité et un génocide.

La répression et les violences politiques en Syrie sont bien antérieures à 2011, s'étendant sur des décennies sous le régime d'Hafez el-Assad, puis de son fils Bachar el-Assad, qui ont tous deux systématiquement réprimé la dissidence politique par des arrestations arbitraires, des actes de torture ainsi que des disparitions forcées. Lors du tristement célèbre massacre de Hama en 1982, des commandos de l'armée syrienne ont tué des milliers de civils : un exemple frappant de la brutalité de la répression d'État et de l'absence de justice bien avant 2011.

Pendant des années, les Syriens ont subi les conséquences dramatiques des atrocités commises, les efforts visant à obtenir justice étant bloqués pour des raisons politiques. Au Conseil de sécurité de l'ONU, la Russie et la Chine ont opposé leur veto aux résolutions visant à saisir la Cour pénale internationale (CPI) de la situation en Syrie et à renouveler le mandat du mécanisme conjoint ONU-Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC) chargé d'enquêter sur l'utilisation d'armes chimiques.

La Commission d'enquête (COI), le Mécanisme international, impartial et indépendant pour la Syrie (MIII) et d'autres entités internationales compétentes, telles que l'OIAC et son Équipe d'enquête et d'identification (EEI), ont œuvré sans relâche pour recenser et enquêter sur les crimes, et les maintenir à l'ordre du jour international, mais n'étaient pas habilités à engager des poursuites. Les organisations de la société civile syrienne, notamment les associations de victimes, ont également joué un rôle crucial dans la collecte et l'analyse des informations afin de soutenir la reddition de comptes et de faire progresser la justice.

Grâce à leur contribution, des juridictions européennes ont poursuivi certains de ces crimes en vertu du principe de compétence universelle ou d'autres formes de compétence extraterritoriale. Cela a donné lieu à de multiples procès qui, jusqu'à présent, constituent les seules voies de recours, certes limitéesaccessibles aux victimes et aux survivants.

Les conséquences plus larges de l'impunité pour les crimes commis en Syrie sont évidentes. Par exemple, le mode opératoire des atrocités perpétrées en Ukraine a été, au moins en partie, élaboré en Syrie. Les violations généralisées du droit international commises par la Russie, tant depuis 2014 que lors de l'invasion à grande échelle de l'Ukraine en 2022, notamment les attaques contre des civils et des hôpitauxfont écho aux tactiques brutales employées par la Russie et le gouvernement d'Assad en Syrie.

Plus généralement, l'absence de conséquences juridiques, conjuguée aux tentatives de certains pays de normaliser leurs relations politiques avec le gouvernement Assad entre 2018 et 2024, a également érodé le respect du droit international. Les autorités syriennes actuelles cherchent à retrouver leur place au sein de la communauté internationale. Il est temps pour les autres pays de collaborer avec les nouvelles autorités syriennes afin de garantir que la réintégration de la Syrie s'accompagne de progrès rapides et nécessaires en matière de justice et de reddition de comptes.

Défis à venir

Depuis décembre 2024, les autorités syriennes ont manifesté leur intention de promouvoir la responsabilité et d'atteindre des objectifs plus larges en matière de justice transitionnelle. Elles se sont publiquement engagées à lutter contre la criminalité et ont mis en place des commissions nationales chargées de la justice transitionnelle et de la recherche du sort des dizaines de milliers de Syriens toujours portés disparus. La commission travaillerait, selon certaines informations, avec l'université de Damas à l'élaboration d'une nouvelle loi syrienne sur la justice transitionnelle.

Cependant, selon ses textes fondateurs, notamment la Déclaration constitutionnelle et le Décret présidentiel n° 20, le mandat de la Commission nationale de justice transitionnelle se limite aux crimes commis par le gouvernement Assad, compromettant ainsi la perspective d'une justice exhaustive, quelle que soit l'affiliation de la personne présumée responsable du crime.

Suite aux critiques initiales de la société civile concernant le caractère sélectif des consultations et le manque de transparence, la Commission de justice transitionnelle a récemment organisé une série de « sessions de dialogue » dans les gouvernorats syriens. Le gouvernement devrait clarifier ces initiatives et veiller à ce qu'elles incluent et atteignent systématiquement les différents segments de la société civile et des communautés syriennes. Nombre d'entre elles ont joué un rôle de premier plan dans la documentation et le plaidoyer en faveur de la justice au cours des dernières décennies. Toute initiative de reddition de comptes en Syrie ne pourra aboutir que si elle implique pleinement ces groupes.

Par ailleurs, la transition en Syrie demeure fragile. Les réformes incomplètes du secteur de la sécurité, ainsi que les violences et les meurtres intercommunautaires et fondés sur l'identité perpétrés par les forces gouvernementales, les groupes armés qui leur sont affiliés et les volontaires armés dans la région côtière syrienne et à Soueïda en 2025, illustrent le risque de cycles d'impunité suivis d'une recrudescence des violences.

S’appuyer sur d’autres expériences en matière de reddition de comptes

Des exemples tirés de la région plus large du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord offrent des enseignements importants pour la mise en œuvre de la redevabilité après un conflit et lors de transitions gouvernementales, notamment les expériences de la Tunisie, du Liban, de l’Irak et de la Libye. Ces expériences montrent que rendre justice dépend d'un certain nombre de facteurs, notamment de réformes judiciaires et institutionnelles nationales globales, qui garantissent l'indépendance des processus de responsabilisation, assurent le respect des droits humains, des normes de procès équitable et des droits à une procédure régulière, et intègrent l'expertise pertinente dans des domaines clés tels que la conservation des éléments de preuve, leur analyse ainsi que la coopération judiciaire internationale.

En l’état actuel des choses, le système judiciaire syrien sera confronté à des défis considérables s’agissant de poursuites des crimes internationaux graves. Le code pénal syrien –– longtemps un élément de l’arsenal juridique utilisé pour réprimer les droits des Syriens sous le régime du parti Baas –– n’incrimine pas spécifiquement les crimes internationaux graves et ne prévoit pas non plus de mécanismes de responsabilisation essentiels à ces poursuites, tels que la responsabilité de commandement. Des lacunes similaires dans le code pénal libyen et la législation connexe, aggravées par la fragmentation et la profonde polarisation politique du secteur judiciaire libyen, ont entravé les progrès en matière de responsabilisation dans ce pays.

L’expérience de l’Équipe d’enquête des Nations Unies chargée de promouvoir la responsabilité pour les crimes commis par Daech/EIIL (UNITAD) en Irak a mis en évidence les limites des efforts de justice non intégrés à des réformes institutionnelles plus larges. Le gouvernement irakien aurait pu utiliser les informations recueillies par l’équipe de l’ONU pour poursuivre les responsables des crimes les plus graves sur son territoire. Cependant, l’incapacité des autorités irakiennes à réformer un système judiciaire non conforme au droit pénal international et aux normes relatives aux droits humains, et qui continue d’appliquer la peine de mort, a empêché l’Irak de juger ces crimes au niveau national.

Bien que l'UNITAD ait fourni avec succès du matériel et une formation aux experts locaux et ait apporté son concours à de nombreuses enquêtes et poursuites dans des États tiers, le gouvernement irakien n'a jamais fait preuve de la volonté politique nécessaire ni entrepris les premières démarches concrètes pour mettre en place un code pénal. En conséquence, les cadres nécessaires à la coopération judiciaire n'ont finalement pas abouti. Ces mesures devraient inclure des lois criminalisant les crimes internationaux fondamentaux, ainsi que des procédures et des processus visant à garantir que les autorités judiciaires irakiennes puissent recevoir des preuves de l'UNITAD et les utiliser en fin de compte pour des enquêtes ainsi que des poursuites nationales respectueuses des droits humains.

L'Irak post-Daech met également en lumière les écueils d'une justice unilatérale. L'UNITAD avait pour seul mandat de traiter les crimes commis par Daech, ce qui ne permet pas d'adopter l'approche globale nécessaire pour mettre fin à la justice sélective qui a gangrené l'Irak et, en fin de compte, compromis la responsabilisation pendant des décennies. Le gouvernement syrien devrait s'engager en faveur d'un processus de justice transitionnelle inclusif qui reflète les besoins ainsi que les droits de toutes les victimes et de tous les survivants. La toute première étape concrète consiste à étendre formellement le mandat de la Commission nationale pour la justice transitionnelle afin qu'il couvre les crimes commis par tout acteur, quelle que soit son affiliation.

Outre la garantie d’une justice impartiale, le respect des droits des victimes exige de solides consultations pour concevoir et mettre en œuvre le processus judiciaire. En Tunisie, après la révolution de 2011, de vastes consultations ont éclairé les travaux de l’Instance Vérité et Dignité, chargée de traiter les violations commises entre 1955 et 2013. Celle-ci a reçu plus de 62 000 plaintes, organisé des audiences publiques télévisées et déféré plus de 205 affaires graves de violations des droits humains devant des tribunaux spécialisés.

Malheureusement, les autorités tunisiennes n’ont pas maintenu leur soutien à une justice impartiale, indépendante et ont ignoré les recommandations de l’Instance relatives aux réformes institutionnelles ainsi qu’aux réparations. Plus de sept ans après le début du premier procès, en mai 2018, aucun jugement n’a encore été rendu.

Il ne s’agit là que de quelques exemples. Pour l’avenir, l’examen des efforts déployés dans d’autres pays où des crimes graves ont été commis peut offrir un grand nombre d’enseignements et permettre d’adapter les efforts de la Syrie en vue de mener des enquêtes et des poursuites crédibles concernant les crimes passés, conformément aux normes internationales.

Nécessité d'une coopération nationale et internationale

Le gouvernement syrien a le devoir primordial de traduire en justice les responsables de crimes internationaux. Toutefois, compte tenu de l’ampleur de la tâche, une justice exhaustive exigera de mobiliser pleinement le soutien des acteurs de la justice internationale et de la communauté internationale. L’écosystème de la justice internationale est composé d’un grand nombre d’acteurs qui peuvent, dans l’idéal, collaborer étroitement afin de renforcer le respect du droit international des droits humains, du droit humanitaire et du droit pénal.

Pour la Syrie, cette coopération nationale et internationale comporte plusieurs volets.

En ce qui concerne la manière dont la justice est rendue, des efforts globaux devraient s'appuyer sur ceux déjà entrepris, notamment des poursuites ailleurs en vertu du principe de compétence universelle et la participation de la Cour internationale de Justice (CIJ). Les autorités syriennes devraient coopérer avec les juridictions des États tiers ainsi que leur permettre d'enquêter sur les crimes commis en Syrie et de participer aux procédures engagées devant la CIJ par les gouvernements des Pays-Bas et du Canada en vertu de la Convention contre la torture.

Pour l'avenir, la Syrie et les États qui la soutiennent devraient également explorer conjointement d'autres voies permettant d'enquêter sur l'ensemble des crimes commis et d'engager des poursuites, conformément au droit pénal international et aux normes relatives aux droits humains. À l'avenir, cela pourrait inclure des poursuites devant les tribunaux syriens, d'autres juridictions internationales ou hybrides, et la Cour pénale internationale (CPI).

En effet, les autorités syriennes devraient adhérer au Statut de Rome de la CPI et déposer une déclaration afin de conférer à la CPI sa compétence sur les crimes passés. Cela permettrait des enquêtes et des poursuites au niveau international et témoignerait de l'engagement sans équivoque des autorités syriennes en faveur d'une Syrie future fondée sur l'État de droit. Une telle démarche pourrait dissuader de futures atrocités.

En matière de partenariats, les autorités syriennes devraient accorder un accès et une coopération complets aux entités existantes, telles que la COI, l'OIAC et son EEI, le MIII, l'Institution indépendante pour les personnes disparues, ainsi qu'aux organisations de la société civile internationales et syriennes. Ces entités ont déjà apporté des contributions concrètes qui peuvent soutenir la justice et la responsabilisation en Syrie.

Elles ont publié des rapports mettant en lumière des violations spécifiques et identifié les entités responsables de l'utilisation d'armes chimiques ; elles ont assisté d'autres juridictions dans leurs procédures judiciaires ; et elles ont maintenu des liens étroits avec les survivants en quête de vérité et de réparation. Un partenariat avec ces entités existantes peut jeter les bases d'une responsabilisation globale, fondée sur une vaste expertise, tout en bénéficiant déjà d'une crédibilité tant au niveau international qu'auprès des victimes et des survivants syriens.

Les États devraient veiller à ce que les enquêtes et les poursuites soient menées dans le plein respect du droit international, qu'elles aient lieu devant des juridictions nationales, hybrides ou internationales. Pour ce faire, il sera nécessaire, entre autres, de soutenir les efforts de réforme en Syrie et de renforcer les capacités à cette fin.

Une approche à plusieurs niveaux peut également contribuer à faire progresser la justice de manière rapide et efficace. La Syrie ne devrait pas être laissée à elle-même pour entreprendre ces efforts. D'autres pays devraient activement proposer leur partenariat aux autorités syriennes afin de mobiliser un soutien politique et financier international en faveur de processus judiciaires concrets et complets.

Les partenaires internationaux de la Syrie dans le domaine de la justice, de concert avec les autorités syriennes, devraient envisager la création d'un forum dédié à l'élaboration et à la coordination des options judiciaires, notamment en identifiant les voies d'enquêtes et de poursuites efficaces. Les réformes en Syrie prendront du temps, mais en attendant, le déficit de responsabilité persiste, dû à l'absence de tribunaux compétents ayant juridiction sur l'ensemble du champ d'application de la criminalité.

Le moment est venu pour la Syrie et les autres États concernés de collaborer afin d'élaborer et de mettre en œuvre des options judiciaires pour garantir que les responsables soient tenus de rendre des comptes devant un tribunal. L’Assemblée générale des Nations Unies pourrait avoir un rôle crucial à jouer pour faire progresser ces discussions, compte tenu de son engagement continu en faveur de la justice en Syrie.

Des décennies d'impunité sous le régime d'Assad ont contribué à l'érosion du droit international à l'échelle mondiale. À ce moment critique, les nouvelles autorités syriennes, de concert avec la communauté internationale, devraient prendre des mesures décisives pour rétablir l'État de droit et regagner leur légitimité en rendant justice à tous les Syriens. Un processus de responsabilisation solide et exhaustif pour la Syrie pourrait créer un précédent important, offrant un espoir aux victimes de crimes graves dans le monde entier.

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Alice Autin est chercheuse auprès du programme Justice internationale à Human Rights Watch.

Jörn Oliver Eiermann a occupé le poste de conseiller juridique senior auprès du programme Justice internationale à Human Rights Watch, de septembre à novembre 2025.

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